Poetry

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Le Manteau
Traduit du français par Christine Zeytounian-Belous



LE MANTEAU
se jette sur les épaules de l’homme –
lui arrache les boutons, la martingale ;
lui tord les bras derrière le dos,
lui retourne les poches –
le frotte / chiffonne / déchire / lacère,
puis le laisse au vestiaire
où l’homme reste accroché,
inutile, oublié,
le souffle oppressé,
laissant pendre
sa doublure rose



* * *
comme un skieur qui marche la nuit dans la neige
je garde en esprit ce qu’il ne saurait voir –
la piste s’enfonce dans la forêt,
et dans ma tête il y a de plus en plus de choses,
le pin, comme il convient aux arbres, grince
dans le noir sous le gel acerbe ;
le skieur sort des bois vers le fleuve
(je vois au loin des feux multicolores) –
il amorce la descente, et grince du langage
le fleuve nocturne, grand comme la mémoire




MON POEME
aveugle comme un oiseau sous le vent,
couvert d’un plumage
de noms étrangers : on dirait un goût dans la bouche,
qui serait inconnu –
dans une fouille continuelle, sur les coutures
cherche toujours le bout des temps,
tant de futur – là-bas
et j’ai si froid en lui



* * *
à D.T.

Tu te revêts de poésie, c’est comme une seconde peau
qui pousse sur la première, couvrant le visage et les mains ;
les objets même évoquent de plus en plus des rimes de Blok
ou de Fet, aux consonnances mûres :

Tu te revêts d’objets. Les objets s’enracinent :
déplacer l’armoire, écarter le store pose déjà problème :
aussitôt s’égrènent préfixes et suffixes, un geste brusque
et des morphèmes lisses nagent dans l’eau savonneuse.

Tu te revêts de ton propre moi, découvrant de sombres réduits,
des chambres où le feu n’est pas éteint, des escaliers
sans fin de style empire, les quais d’un canal
et tu erres toute la nuit sans trouver de toilettes.



* * *
...les violoncelles transis
de nos morts
que nous sortons de leurs étuis,
jour après jour, note après note –
touchant les faibles cordes sèches
– nous souvenant de leur tonalité


* * *
l’homme est fait de ce qu’il mange et boit,
de ce qu’il respire et de ce qui l’habille d’ordinaire,
moi aussi, je lis ce livre en commençant par la fin ;
la barque coulée navigue vers l’isthme du fleuve,
on emporte dans la maison le linge glacé par le gel,
et maintenant ces gens partagent ma table ;
l’obscurité d’abord est translucide, son langage épais –
tu tournes la page et tu vois qu’elle est vide



* * *
Moscou ! coffre ignifugé
de mes versements célestes :
le petit cartilage poli a disparu
parmi les herbes folles des places désertées.

Parmi les ruines romaines du Manège
se promènent les lions de la capitale,
de hautes grues emportent vers le ciel
les impostes de l’hôtel «Moscou».

Tu enfiles une veste en caoutchouc
et tu pars en voyage sans toucher terre.
J’étais un narrateur maladroit
aux mains tachées de poussière de brique.

Cousez-moi comme des papiers militaires
sous la doublure de Moscou.
Comme des prisonniers d’il y a un demi-siècle
à travers ciel on mène un convoi de nuages.



* * *
lorsqu’il ne restera plus de causes,
je sortirai dans les congères du boulevard nocturne,
où nagent les poissons nus des vitrines,
où le lait dort en packs triangulaires –
au commencement des commencements où vibre le terreau
je reviendrai des Grecs aux Varègues,
une femme en blouse blanche jouera l’hymne du matin
sur du papier gris comme le ciel



* * *
Aux approches de Noël sur le boulevard
Tchistoproudny où je vivais jadis,
mon faible coeur se serre dans la poche
de poitrine d’un vieux soldat :

avec une clé du trousseau
en fil de fer j’ouvre ces portes
où reposent nos poussettes d’enfants
et nos serviettes noires.
Je longe le corridor
sous une neige inconsolable,
je respire une odeur de mauvais tabac
et d’erzatz de café.

Pour qui la table est-elle servie sous la lampe?
Pourquoi le transistor sanglote-t-il?
La bourrasque se déchaîne derrière la vitre,
et ce goût de pastille mentholée pour le coeur.
Ils vont émerger des chambres sombres,
et je ne comprenderai pas leurs paroles,
dans cette maison, que de chambres sombres!
si peu de taches claires en ce monde!

Lorsque toute la nuit sur le boulevard
l’hiver fait tanguer les réverbères
et grimpe aux gouttières
au-dessus des miroirs de glace,
comme des diables le long d’un fil
des anges sur les places sautent,
rentrent les ailes dans leurs épaules.
Et condamnent les fenêtres.



* * *
j’ai si longtemps dormi sur un livre blanc
que le livre m’a lu syllabe par syllabe,
un merle rose becquetait du vin,
du vin, il en veut toujours plus –
il est si doux de pénétrer entre les lignes,
d’attraper son cours non livresque,
pendant qu’une taupe creuse la noirceur de la terre,
ma ville-taupe, dont le sens est obscur



* * *
Fais-moi signe près de la porte Nikitski,
demande-moi par habitude si j’ai un billet de trop,
«Te souviens-tu des cerises au sirop au café,
et quand on a changé les enseignes?

Ici on servait jadis des raviolis,
et la vodka coulait dans les veines

d’un acteur qui mourrait après avoir joué
une première au théâtre pour reposer
sur l’étagère du cinéma Reprise à Kalachny riad,
occultant à jamais ses télescopes.

«Au nom du ciel, qu’attends-tu donc?
Que comptes-tu me raconter encore?»

La poissonnerie avec son sandre pendu à un clou,
et son flétan pareil aux clés de l’église
où dans la pénombre humide on nous a mariés,
où dormaient en pyjamas rayé des banquettes.

Le cierge de l’ascension brûle.
Un petit coeur bat sous la doublure.

Dernière séance au cinéma Reprise !
Dans la salle déserte le parquet grince.
Mais ce film, il parlait seulement de nous.
Une vieille comédie qu’on ne repasse pas.